Il était une fois Agnès b. . Difficile de résumer l'itinéraire de la styliste, chef d'entreprise, galeriste, mécène, photographe, productrice, réalisatrice, mère de famille. Dans « Les Années Agnès b. » (éditions de L'Observatoire), de Myriam Chopin, spécialiste du Moyen Âge, et Olivier Faron, professeur d'histoire contemporaine, une chose est sûre : la modernité et la singularité d'Agnès Troublé (son vrai nom), qui a gardé l'initiale de son premier mari, l'éditeur Christian Bourgois, éclatent à chaque page. Liberté de penser, fidélité à ses valeurs, foi en des combats écologistes et humanitaires d'une cruciale actualité : « Elle fait partie du patrimoine mais elle est aussi un exemple pour la jeunesse », affirme Myriam Chopin. « À l'heure où l'on parle beaucoup de start-up, elle est un modèle du genre, ajoute Olivier Faron. Elle a commencé sans diplômes, avec trois bouts de ficelle. Elle avait juste envie de raconter quelque chose, et ça a marché. » Car si elle est née en 1941 dans une famille typiquement versaillaise, Agnès b. n'a pas suivi de voie toute tracée. « Ma mère disait toujours : 'mon agneau ne fait rien comme personne. Elle est très sage et très gentille mais a quelque chose d'une rebelle' », raconte, rue Dieu, à la maison mère de sa marque, cette anticonformiste septuagénaire et juvénile en jupe et socquettes. À 10 ans, la petite fille adore l'art, sait déjà différencier un Botticelli d'un Raphaël, et accompagne son père, avocat, dans les musées italiens. Elle rêve de devenir conservatrice et suit les cours du soir de l'école du Louvre. Mais son mariage, à 17 ans, avec Christian Bourgois, un ami de la famille, puis la naissance de ses jumeaux, Nicolas et Etienne, l'en détournent. Elle divorce à 21 ans. « Pendant huit ans, ma famille m'a obligée à me débrouiller seule, se souvient-elle. J'ai vendu ma bague de fiançailles, je faisais des chèques sans provision, je rapportais les bouteilles consignées pour acheter du jambon, c'était galère. En même temps, c'est un moteur. Les gens qui n'ont jamais connu la privation ne comprennent pas tout à fait la vie, je crois. » À un dîner, celle qui ne s'habille pas non plus comme les autres croise Annie Rivemale, rédactrice en chef de ELLE, qui trouve son look intéressant. Elle lui commande une panoplie « de jeune fille en vacances ». Agnès peint à l'aquarelle un jeu de cartes, avec hauts et bas interchangeables. Elle travaillera comme rédactrice de mode dans notre journal de 1963 à 1964. Elle pose même en compagnie de ses jumeaux pour une page lingerie. « Il y avait quelque chose de très moderne et d'unique dans le style ELLE », explique Agnès b. Repérée par Jacqueline et Elie Jacobson de Dorothée bis, elle est engagée comme styliste et travaille sans s'économiser. « À mon départ, ils ont engagé trois personnes : une styliste, une acheteuse et une attachée de presse. »
Même si elle n'est pas sur les barricades, Mai 68 va exacerber ses convictions, lui donner envie de conquérir sa liberté. « Mes parents m'avaient conseillé de quitter Paris avec les jumeaux, qui étaient petits, raconte-t-elle. J'ai refusé. C'était jouissif de descendre le boulevard Saint-Germain. On avait envie de changer la société qui était ennuyeuse comme tout. » Après deux années de vie de couple avec le publicitaire Philippe Michel, père de sa fille Ariane, elle le quitte lorsqu'elle rencontre, en 1973, Jean-René de Fleurieu, un entrepreneur. Ensemble, ils auront deux filles, Aurore et Iris. « Ces années-là, l'importance accordée au désir était immense, remarque Myriam Chopin. Jean-René est une figure étonnante, un aristocrate qui avait été menuisier à La borde, une clinique psychiatrique ouverte où il n'y avait pas de hiérarchie entre soignés et soignants, fréquentée par les philosophes Gilles Deleuze et Félix Guattari, note l'historienne. Agnès b. va les côtoyer, vivre au milieu de cette effervescence intellectuelle. » L'ouverture de la première boutique, en 1975, rue du Jour, dans le quartier des Halles encore à l'état de no man's land, naît de ce bouillonnement. « Pour elle, le vêtement est politique, explique Olivier Faron. C'est-à-dire qu'il est une façon de vivre, d'envisager la société. Dans la boutique de la rue du Jour, on retrouvait une façon de parler, un univers : celui du rock'n'roll, du cinéma, de Godard, de la révolution culturelle en Chine. » Rue du Jour (« on adorait ce nom évocateur de plat du jour, mode du jour, idée du jour », remarque en riant la créatrice), on croisait Fanny Deleuze, la femme de Gilles, qui s'occupait de la paperasse. On entrait dans cette ancienne boucherie, où pendaient à des crochets de boucher des jupons en toile de beurre fraîchement teinte, et où « Get Up, Stand Up » de Bob Marley tournait en boucle, comme aujourd'hui on entre dans un concept store. « Trente-six bengalis - ces petits oiseaux bagarreurs au plumage coloré - voletaient en liberté dans la boutique, se souvient Agnès b. Les bébés oiseaux piaillaient pour réclamer à manger. Leurs parents ramassaient les fils des vêtements pour tapisser les nids, c'était beau. Et puis on avait la clé pour ouvrir l'eau du caniveau, ma fille Ariane y faisait flotter ses sabots. On prenait l'apéro au soleil, après quoi, à 19 heures, je rentrais m'occuper de la marmaille. »
Côté style, la créatrice développe des idées à rebours aussi bien de la mode bourgeoise que de l'anti-mode prônée par Sonia Rykiel. Des vestes Mao importées de Chine, des gilets molletonnés à pressions, des vêtements de travail reteints, des combinaisons unisexes, des habits larges, confortables, pas guindés, fabriqués - c'était une grande nouveauté - pour des femmes qui travaillent. « Je lisais les situationnistes, rappelle la créatrice, je n'aimais pas le spectacle de la mode, et je ne l'aime toujours pas. Le vêtement est un moyen pour moi, pas une fin. Un moyen de se sentir bien, d'être soi-même, il ne faut pas qu'il ait quelque chose de trop définitif qui ferait qu'on deviendrait un cintre, quelqu'un qui porte le créateur. Et puis je travaille beaucoup la mécanique du vêtement. Une emmanchure, il faut que ça bouge. J'aimerais bien que de jeunes stylistes assistent à mes essayages, ce serait formateur. Parce qu'il faut qu'on puisse bouger avec le vêtement, lever les bras, embrasser quelqu'un. Il doit s'adapter à la vie et pas le contraire. » Agnès b. est aujourd'hui à la tête d'une entreprise mondiale, particulièrement florissante en Asie, grande amie d'artistes qu'elle habille, comme Harvey Keitel, David Lynch, Jonas Mekas, Patti Smith, Oxmo Puccino, William Eggleston, Kenneth Anger, Harmony Korine... De quoi son parcours est-il le nom ? « Agnès symbolise la France, témoigne le street artist américain JonOne, un ami. Il est très rare de tomber sur des gens aussi curieux et aussi peu snobs qu'elle. Elle n'a aucun préjugé, elle peut parler avec la même passion à un grand de ce monde qu'à un SDF. À l'époque où on concevait l'art urbain comme du vandalisme, elle a tout de suite saisi sa dimension artistique. Agnès, c'est aussi une gentille « caillera », quelqu'un qui ne lâche rien, têtue à un point inimaginable. » À la lecture du livre de Myriam Chopin et Olivier Faron, on est également fascinés par la capacité de la créatrice à séduire et à fédérer des êtres de milieux les plus divers, tous attirés par son aura.
«LE VÊTEMENT EST UN MOYEN, PAS UNE FIN. IL DOIT AIDER A SE SENTIR BIEN, A ETRE SOI-MÊME.»Agnès b.
« C'est la reine des abeilles, tout le monde ou presque a un lien avec elle, assure Myriam Chopin. François Hollande lui a remis la Légion d'honneur. En femme de gauche, elle a soutenu l'ex-président jusqu'au bout. Elle protège et accompagne nombre d'artistes de la musique, du cinéma ou de l'art contemporain. Elle a aussi une étonnante proximité avec la jeunesse, qu'elle fréquente à travers des chanteurs comme Jain ou Nekfeu (qui signeront d'ailleurs une collection capsule pour elle en octobre, ndlr) et ses petits-enfants. Et ce n'est pas du jeunisme. Dans tout ce qu'elle fait, Agnès est toujours à sa place. » C'est aussi une femme de paradoxes, à la fois catholique fervente et soixante-huitarde, versaillaise et défenseuse du métissage, chef d'entreprise et adepte du partage, bourgeoise et bohème. Et une femme libre, proche d'Antoinette Fouque, figure historique du féminisme, qui peut se targuer d'avoir fait de ce combat le socle de sa vie sans avoir jamais milité au MLF. « Avec maman, le féminisme c'était tous les jours », raconte sa fille Iris. « Le MLF m'a beaucoup 'draguée', nuance Agnès b., mais j'ai toujours pensé que les luttes, il fallait les mener collectivement, avec les hommes. Même s'il faut savoir se faire respecter. En tant que femme, on a généralement moins de poids. Ce qui implique de faire des choix, de partir quand il le faut, et c'est parfois compliqué. » Une attitude en accord avec celle qui l'a toujours guidée concernant les hommes de sa vie, si l'on en croit les deux auteurs du livre. « Elle s'est séparée de Jean-René parce qu'il l'avait trompée, explique Myriam Chopin. Pour elle, ça a été radical. Elle ne supporte pas la trahison. Lorsqu'elle a perdu la confiance, elle ne peut pas la retrouver. » Tranchée, radicale, Agnès b.? « Je n'aime pas les compromis, convient-elle. Mes parents vivaient dans l'arrangement, restaient ensemble pour les enfants. Je n'aimais pas ça. »
Enfin, c'est aussi une survivante dont l'enfance a été massacrée et trahie - elle a été abusée par un oncle entre 12 et 16 ans. Elle a évoqué l'inceste dans son premier film, émouvant et expérimental, « Je m'appelle Hmmm... ». « À 11 ans, j'étais une lolita, avec des seins, des cheveux longs, se souvient-elle. Cela m'a mise en danger. Et je n'ai pas été protégée. On ne parle pas assez des violences faites aux enfants. J'approuve tout ce qui se dit à propos des femmes actuellement, mais je pense qu'il faut relier à l'enfance toutes ces violences et ces agressions sexuelles. Je suis sûre que beaucoup de femmes ou d'hommes qui ont subi des violences dans leur enfance ont continué à en subir plus tard. Ce n'est pas un combat uniquement féministe. » Pour elle, cette expérience qui « l'aura marquée à vie » et dont elle n'aura pu se délivrer verbalement que très tard aura forgé son éthique et son respect absolu des autres. « Dans mes défilés, par exemple, les mannequins ont chacune leur propre cabine, elles ne se déshabillent jamais devant tout le monde », assure-t-elle. Agnès b., quelqu'un de bien, tout simplement.